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Le Don CCFD – Assemblée diocésaine 12 juin 2007 Nous vivons dans un monde qui entretient un rapport compliqué avec tout ce qui relève du don et de la gratuité. Le don y est une réalité à la fois très fortement valorisée, et complètement occultée. On ne peut pas nier que la générosité soit à la mode, et que, quand on la sollicite, les résultats sont là ; inutile de donner des exemples à ce sujet ! Nous le constatons, au CCFD, dans le succès remporté par nos propositions d’animations ; d’une manière générale, s’il n’y avait pas les mouvements caritatifs, l’Eglise serait beaucoup moins présente dans la société aujourd’hui. Autre signe de cette valorisation de la générosité l’intérêt pour tout ce qui concerne la « société civile » : l’engouement pour la vie associative. Mais aussi ce qui se joue aujourd’hui autour d’Internet, la vogue du logiciel libre, l’échange de savoirs et de services qui se déroule au sein du Web 2.0, et la polémique que suscite la libre circulation de musiques, vidéos, livres et journaux. Dans ce contexte, le don apparaît d’ailleurs comme un lieu de contestation très fort de la société marchande : pourquoi acheter ce qui peut faire l’objet d’un simple échange, voire d’une mise à disposition gratuite ? Cet engouement, et les interrogations qu’il suscite sur le bien-fondé de notre manière de vivre ensemble, expliquent pourquoi le don est aujourd’hui un sujet de réflexion très prisé, dont les économistes eux-mêmes s’emparent : voir par exemple Ce qui circule entre nous : donner, recevoir, rendre, de l’économiste canadien Jacques Godbout. Dans le même temps, le don est, en quelque sorte, socialement invisible, parce qu’il est impossible à mesurer et qu’il échappe ainsi aux statistiques : on va mesurer le coût du placement d’un vieillard dans une maison de retraite, mais on négligera tous ceux qui sont pris en charge par leur famille, la présence amicale des voisins et tout ce que cela permet… On se soucie du coût du chômage, mais on est incapable d’évaluer l’impact de la solidarité familiale lorsque, par exemple, dans un couple, un conjoint perd son emploi. On dénonce le coût des étrangers pour le pays, alors qu’on ne voit pas d’obstacle à accueillir une bouche de plus dans une famille, comme en témoignent la persistance du désir d’enfant et les encouragements à la natalité. Parler de don et de gratuité s’oppose à la logique que l’on utilise pour comprendre le monde, qui utilise le langage du coût, des avantages et des inconvénients. Un soupçon pèse alors sur sa possibilité même : un tel acte gratuit est-il humainement envisageable ? Plus profondément, le langage du don s’oppose à l’idéal selon lequel un individu doit être l’auteur de sa propre vie et créateur du monde dans lequel il se trouve. En effet, parler de don suggère qu’il y a dans la vie et dans le monde un certain nombre de choses que l’homme reçoit gratuitement, et dont il n’est aucunement l’auteur. Le don est ainsi perçu comme un obstacle à la quête contemporaine de liberté, et à la rationalisation des relations humaines. On lui préfère les relations contractuelles, comprises comme un mode de lien social plus favorable à l’idéal d’autonomie, et plus facilement mesurable : dans le contrat, je sais précisément à quoi je m’engage et j’y consens, alors que le don oblige - il n’est pas de don sans dette, on y reviendra. Je vous propose de conduire notre réflexion en trois temps : 1 – D’abord, essayer de comprendre ce qu’est le don, et de répondre à la question : est-il vraiment possible de donner gratuitement ? 2 – Nous intéresser ensuite à la tradition chrétienne et à ce qu’elle nous dit sur ce sujet 3 – En tirer quelques conclusions pour notre pratique au sein du CCFD I – Le don, qu’est-ce que c’est ? 1 – Générosité, gratuité et intentions cachées Le don est d’abord une manifestation de générosité qui suppose la gratuité. Or, cette gratuité est mise en doute : « Les agents sociaux n’accomplissent pas d’actes gratuits… Toutes les actions apparemment désintéressées cachent des intentions de maximiser une forme quelconque de profit ». Cette citation de Pierre Bourdieu[1] illustre parfaitement le soupçon qui pèse sur le don : tout acte gratuit cache une intention consciente ou inconsciente. Le don parfait est en effet une réalité hors de portée des simples mortels : « Pour qu’il y ait don, il faut qu’il n’y ait pas de réciprocité, de retour, d’échange, de contre-don ni de dette… Le don est la figure même de l’impossible » [2]. 2 – Un phénomène universel Cette interrogation fondamentale sur la possibilité même du don, pour fondée qu’elle soit, doit toutefois être tempérée par une constatation : le don est une réalité à laquelle les sociétés humaines, aussi matérialistes soient-elles, accordent une grande place. A la suite des travaux menés par l’anthropologue Marcel Mauss, on doit le considérer comme un phénomène universel. Les travaux de Marcel Mauss sur le don dans les sociétés traditionnelles aboutissent à lui reconnaître un caractère central dans les relations humaines (Essai sur le don, 1950). Mais le don n’est pas analysé par Mauss comme la « figure de l’impossible » dont parle Derrida. Il se comprend selon un cycle en trois temps : il s’agit de donner, mais aussi de recevoir, et en troisième lieu de rendre ou plutôt de re-donner, c’est-à-dire de devenir à son tour donateur.
Il ne s’agit pas là d’une dette de type contractuel, dont on serait redevable jusqu’au remboursement. Certaines dettes ne peuvent être remboursées : ainsi en est-il de la vie que les parents donnent à leurs enfants… D’autre part, se reconnaître débiteur ne doit pas conduire à la culpabilité. Le don peut être dangereux : lorsqu’il est utilisé comme instrument de domination, et non plus comme affirmation symbolique d’une différence structurante. Etre débiteur, ce n’est pas être coupable, mais c’est entrer dans la conscience d’une interdépendance. C’est pourquoi un troisième temps, celui où le débiteur est mis en possibilité de re-donner, est essentiel et libérateur.
Quand on parle de don, il s’agit donc de bien savoir de quoi on parle : le don n’est en rien un acte gratuit, il a une fonction sociale et humanisante. C’est bien en ce sens que nous devons comprendre ce qu’en dit la tradition biblique. II – Le don dans la tradition biblique Lorsque la Bible parle de don, elle se situe dans la logique décryptée par Mauss. Toute l’existence humaine est don de Dieu. Pour désigner la double étape du « recevoir » et du « re-donner », on va utiliser la notion de « sacrifice ». Dans le geste sacrificiel, il s’agit de rendre grâce à Dieu pour la vie et les bienfaits reçus, et d’offrir en échange un peu de ce que l’on produit soi-même. C’est à partir de cette situation initiale de l’homme, qui est dès l’origine devant Dieu en situation de débiteur, que l’on doit interpréter le discours biblique sur la culpabilité et le mythe du premier péché. Il n’est pas sans intérêt à ce sujet de faire remarquer que le « second péché » de l’humanité, le meurtre d’Abel par son frère, intervient précisément dans un contexte sacrificiel. C’est toujours dans ce même contexte qu’on doit comprendre toute idée de culpabilité de la part de l’homme. L’idée d’une culpabilité inhérente à la condition humaine a souvent été utilisée de manière idéologique ; c’est oublier le sens du sacrifice, comme action de grâce et re-don à Dieu, qui transforme cette culpabilité en simple reconnaissance d’une dette et d’une situation de dépendance fondamentale vis-à-vis de Dieu. Dans le Nouveau Testament, l’emploi du verbe « didômi - donner » révèle trois insistances mises sur le don : 1 – Le don se rapporte d’abord à Dieu, qui donne, et à l’Esprit qui est le don de Dieu.
2 – Celui qui donne parfaitement, c’est le Christ. Il donne concrètement ce qui permet d’améliorer le sort de l’humanité (ainsi par exemple au cours de la multiplication des pains), il est « livré-donné » aux hommes (le mot « trahi » est construit sur la même racine grecque didômi), il donne sa propre vie et se donne sans réserve. L’eucharistie est en même temps le rite qui fait mémoire du don effectué par Jésus, et l’action de grâce en remerciement de ce don ; on est donc bien ici dans le cycle ternaire du donner-recevoir-redonner. 3 – Donner, c’est également transmettre quelque chose qui est de l’ordre d’une tradition reçue, d’un énoncé de foi (ainsi en 1 Co 11 : « Je vous ai transmis ce que j’ai moi-même reçu »). La foi est donc, elle aussi, de l’ordre du don. C’est ainsi que Paul nous parle de la foi du Christ comme de l’événement qui nous sauve : cette foi, c’est le don que Jésus fait de sa propre vie. Notre foi est entrée dans ce cycle, dans un « admirable échange » pour reprendre les termes de la prière eucharistique. En ce sens, l’eucharistie est « mystère de la foi », c’est-à-dire signe sacramentel et efficace du don de Dieu, qui nous introduit dans le salut. III – Que pouvons-nous retirer de cela pour notre pratique au CCFD ? 1 – En premier lieu : donner du sens à nos dons et à nos appels à la générosité Pourquoi sollicitons-nous si souvent la générosité des fidèles (et des autres) ? D’abord pour les aider à grandir en humanité. Donner de soi, donner de son bien, fait partie de ce qu’il y a de plus humain en nous. Appeler aux dons et donner soi-même, c’est grandir et aider les autres à grandir en humanité. Mais en appelant à donner, nous dénonçons aussi les faiblesses et les insuffisances de notre société marchande, qui a évacué le don de l’horizon de ses préoccupations. A ce sujet, on peut s’interroger sur les revendications si fréquentes qui se font jour dans toutes les classes sociales, y compris parmi ceux qui n’ont pas particulièrement lieu de se plaindre de leur sort. Les travailleurs sociaux, les bénévoles, sont témoins de l’insatisfaction évidente de tant de personnes qui s’adressent à eux sur le mode de la revendication, comme s’il s’agissait d’un dû. Ils vivent souvent cela sur le mode de la frustration, car eux savent bien que rien n’est dû. A l’origine de cela, n’y a-t-il pas l’oubli de l’essentiel : la demande de dignité, de reconnaissance, qui devrait être présente dans tout geste de don et qui est remplacée par une logique de droits acquis ? Donner, appeler à donner, c’est enfin faire sien le geste du Christ, et accomplir une dimension essentielle de la vie chrétienne. Un croyant, lorsqu’il donne, entre dans le don que le Christ lui-même fait de sa vie. Il participe à ce nouvel état des choses et du monde que l’Ecriture désigne sous le nom de « salut ». 2 – Interroger notre pratique du don et de l’appel au don Nous l’avons vu, le don s’inscrit dans une démarche en trois temps : donner – recevoir – redonner. Quand nous appelons à donner, permettons-nous à ceux qui donnent d’entrer dans une telle démarche ? Ou bien les laissons-nous au seuil, avec le premier temps ? Sans doute les critiques que l’on a pu faire à la pratique chrétienne de la charité (la « morale de la charité » dont parlait Nietzsche) viennent-elles de ce que peu de personnes vivent les deux étapes du « recevoir » et du « redonner ». La chose est d’autant plus difficile dans un organisme comme le CCFD, qui n’instaure pas de relation directe entre les donateurs et les bénéficiaires. C’est pourquoi il est important de maintenir l’effort d’éducation au développement, de continuer à inviter des partenaires pour leur permettre de remercier, d’envoyer du monde sur place. Et, plus encore, de se laisser transformer par tout cela, en ouvrant les yeux sur des réalités que l’on ne soupçonnait pas auparavant, en portant un autre regard sur le monde, sur ses injustices. Cette transformation intérieure est l’une des formes du salut apporté par Jésus-Christ. Bien situer nos appels à la générosité dans une démarche de don authentique peut d’ailleurs aider les donateurs, si fréquemment sollicités, à discerner entre les nombreuses demandes qu’ils reçoivent. Une association qui se limite à quêter, et parfois à jouer sur la mauvaise conscience des personnes sollicitées, n’invite pas à entrer dans la dynamique du don. Il convient de ne pas limiter nos appels aux seuls dons financiers. L’argent est, bien sûr, le premier lieu où va se vérifier la sincérité du geste du donateur, et il est évidemment indispensable. Mais l’appel au bénévolat est aussi un appel au don. Or, cette manière de se donner en donnant de son temps et de son énergie est aujourd’hui l’objet de beaucoup d’interrogations : le bénévolat est entouré de contraintes de plus en plus importantes (assurances…), pose des questions éthiques (est-il moral de faire assurer par un bénévole une tâche qui pourrait être assurée par un salarié ?), matérielles (tout travail mérite salaire). Tout cela est parfaitement justifié, mais risque de mettre en péril la possibilité de donner gratuitement (également mise en cause, d’une autre manière, par la demande faite aux associations d’évaluer l’importance du bénévolat auquel elles font appel). Il y a là un équilibre délicat à trouver. 3 – Prendre en compte la logique du monde dans lequel nous vivons Enfin, les appels aux dons que nous lançons, bien qu’ils soient en décalage vis-à-vis de la mentalité dominante, doivent prendre en compte cette mentalité pour être entendus. Il s’agit, en premier lieu, d’être lucide sur les motivations réelles des uns et des autres. Et de prendre conscience que le don peut être aussi un redoutable instrument de pouvoir, en masquant la corruption et le trafic d’influence. Il s’agit également d’entendre de manière positive les interrogations sur la sincérité de nos demandes : dans quelle mesure notre pratique du don est-elle réellement désintéressée ? Or, nous savons que le désintérêt absolu est impossible. Il nous faut prendre au sérieux la phrase de Bourdieu : « Les acteurs sociaux n’accomplissent pas d’actes gratuits ». Nous ne devons pas oublier que l’homme, tout en étant un être de liberté et de morale, est aussi un acteur social, et que la remarque de Bourdieu garde toute sa pertinence, particulièrement lorsque l’on quitte le monde des individus pour s’adresser à celui des groupes (en particulier aux entreprises et aux Etats). On n’obtient pas grand-chose d’une entreprise en s’adressant à une hypothétique conscience collective… Il vaut mieux expliquer à ses dirigeants pourquoi ils ont avantage à agir de telle ou telle manière. En quoi une entreprise a-t-elle intérêt à se montrer généreuse ? Pourquoi est-il dans l’intérêt d’une collectivité publique de donner à des gens qui n’en sont pas membres ? Il y a là la place pour une réflexion, commencée au CCFD depuis longtemps, sur les placements éthiques, le commerce équitable… C’est là-dessus que je conclurai, pour ouvrir maintenant des perspectives de travail et de débat entre nous.
Emmanuel Pic
[1] Donner le temps, I : La fausse monnaie – 1991 [2] Jacques Derrida, La double vérité du don, 1997
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